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Biopolitique du genre
Beatriz Preciado


The folowing is an extract from Preciado´s forthcoming book, "Gender CopyLeft"

 

1. L’invention du genre
(ou le techno-agneau qui dévore les loups)

En octobre 1958, une jeune femme se rend au département de psychiatrie de l’Université de Californie à Los Angeles. Elle est reçue par les Docteurs Stoller, Garfinkel et Alexander-Rosen, une équipe composée d’un psychiatre, d’un sociologue et d’un psychologue, qui mène des recherches sur « l’intersexualité » et la « dysphorie du genre » (Garfinkel, 1967, 116-85). La jeune femme, qui a tout juste dix-neuf ans, est décrite dans le rapport médical comme « blanche » et  « travaillant comme secrétaire dans une compagnie d’assurance ». Le rapport ajoute : « Elle a une apparence féminine convaincante. Elle est grande, fine avec des formes féminines… Elle a des parties génitales masculines et un pénis normalement développé, avec également des caractères secondaires du sexe féminin : une poitrine moyenne, elle n’a pas développé de pilosité sur le visage et le corps. » Mais si la jeune femme paraît combler les expectatives taxonomiques des trois hommes c’est avant tout parce qu’elle ne présente pas de signes de « déviation sexuelle », de travestisme ou d’homosexualité : « elle n’a rien qui pourrait la différencier d’une jeune femme de son âge. Son ton de voix est aigu, elle ne porte pas les vêtements exhibitionnistes et de mauvais goût qui caractérisent les travestis ou les hommes ayant des troubles d’identification sexuelle ». La condition de possibilité du futur diagnostic du genre est tout d’abord ce constat de normalité en terme de race (« blanche »), de classe (« elle travaille ») et de sexualité (« elle n’est pas travestie ni homosexuelle »). Tout diagnostic dépend d’un partage préalable entre pénalité et thérapie, entre perversion et maladie (Foucault, 1975, 29). Une fois que le corps a été extirpé du champ de la pathologie sociale ou morale, il est possible de déployer les techniques médicales (performatives, hormonales, chirurgicales…) pour venir en aide à la nature.

Le choix du nom intervient toujours dans les histoires médicales comme tentative ultime d’identification, de production d’un type dans une taxonomie. « Ce qui est compromis, disent Deleuze et Guattari en parlant des noms donnés par papa Freud à ses patients, tant du côté des mots que des choses, c’est le rapport du nom propre comme intensité à la multiplicité qu’il appréhende instantanément. Quand la chose éclate et perd son identité, le mot est encore là pour la lui ramener ou pour lui en inventer une. » (40) Garfinkel l’appelle « Agnes, the natural, normal female. »(1)(Garfinkel, 1967, chapter 5). En disant « Agnès », il nomme sans le savoir une révolte en germe. La guerre des Agneaux est encore à venir. Le rapport continue : « Une exploration pelvienne et rénale…révèle l’absence d’utérus et d’ovaires. Une biopsie bilatérale testiculaire montre une légère atrophie des testicules. Une biopsie des cellules de la peau(2), révèle un type de chromatine négatif (c’est-à-dire masculin)… Mais paradoxalement, une biopsie des cellules de l’urètre montre une activité élevée d’œstrogènes… » (Stoller, Garfinkel and Rosen, 1960, 379-81).

Trente-cinq heures de consultation,  plusieurs analyses morphologiques et endocrinologiques et l’équipe de l’UCLA conclut : Agnès est un cas de « véritable hermaphrodisme ». Pour l’équipe, Agnès souffre du « syndrôme de féminisation testiculaire » un type rare d’intersexualité dans lequel les testicules produisent une quantité élevée d’œstrogènes (Stoller, 1968, 365). Selon le protocole Money de traitement des enfants intersexuels qui prévoit la réassignation du sexe à travers des traitements hormonaux et chirurgicaux, l’équipe préconise une vaginoplastie thérapeutique, c’est-à-dire la construction chirurgicale d’un vagin à partir du tissu génital, afin de restituer la cohérence entre son « identité hormonale » et son « identité physique ». En 1959, une opération dite de « castration » est pratiquée sur Agnès : le corps caverneux du pénis et les testicules sont amputés et les lèvres du vagin sont faites avec la peau du scrotum. (Garfinkel, 1967, 184). Quelque temps plus tard elle obtient un changement de prénom sur sa carte d’identité.

On peut lire cette histoire clinique d’au moins deux manières différentes. Dans le discours médical traditionnel, d’une part, l’histoire d’Agnès semble raconter le traitement d’un trouble d’intersexualité auquel la médecine a su répondre avec succès. Selon une lecture généalogique du discours médico-légal, d’autre part, il semblerait que les processus de normalisation, de contrôle des corps et de la sexualité opérés par les institutions disciplinaires que Foucault avait identifiés dans Les Anormaux atteignent ici un point d’efficacité maximale. Si l’on compare l’histoire clinique d’Agnès et l’histoire tragique d’Herculine Barbin (autobiographie d’un hermaphrodite publiée par le groupe de recherche de Foucault à la fin des années 70), on pourrait conclure que l’appareil répressif, transformé en entreprise de santé publique, se dote maintenant d’une nouvelle sophistication endocrinologique et chirurgicale pour accomplir d’une manière encore plus efficace ce dont la médecine de l’époque d’Herculine Barbin avait rêvé : rétablir la relation originelle entre sexe, genre et sexualité, faire du corps une inscription lisible et référentielle de la vérité du sexe.

L’autobiographie d’Herculine Barbin, exhumée et transformée en best-seller, servira à Foucault de fiction originelle pour construire sa propre théorie de la sexualité. Foucault voit dans l’histoire d’Herculine le symptôme de l’émergence d’un nouveau régime discursif sur le sexe. Alors que les hermaphrodites antérieurs au 19éme siècle habitaient, selon Foucault, un monde sans identités sexuelles dans lequel l’ambiguïté des organes ouvrait une pluralité des identifications sociales (comme Marie Madelaine Lefort, née en 1800, que l’on pouvait considérer aussi bien comme une femme à barbe et pénis que comme un homme avec de la poitrine) (Alice Dreger, 1998), le nouvel épistémè de la sexualité que Foucault dénonce va contraindre Herculine Barbin à choisir une seule et unique identité sexuelle ; et, par conséquent, à rétablir la cohérence entre les organes sexuels, le sexe (féminin ou  masculin – notons que la notion biotechnologique de « genre » n’a pas été encore inventée) et l’identité sexuelle (hétérosexuelle ou perverse). Finalement, Herculine introduit une série de discontinuités irréparables dans cette chaîne causale de production du sexe qui la conduiront à devenir non pas seulement un spectacle médical mais également une monstruosité morale.

Si l’on reste fidèle au modèle d’analyse de Foucault, il paraît logique d’incliner vers une exaltation de la résistance d’Herculine et une critique de la facilité avec laquelle Agnès se laisse absorber par les appareils biopolitiques. Néanmoins, cette lecture foucaldienne, qui fait apparaître le discours médical comme une instance de subjectivation normalisante, devient problématique quand, en 1966, six ans après sa vaginoplastie, Agnès livre un récit alternatif de son propre processus de transformation corporelle. Sa deuxième narration défie et ridiculise les techniques scientifiques des diagnostics psychiatrique et hormonal auxquels doivent se soumettre les personnes transsexuelles dans les institutions médico-légales à partir des années 50. Ou comment le savoir du techno-agneau mène en bateau le troupeau de loups.

Agnès dit avoir été un jeune enfant au sexe anatomique masculin et avoir commencé au tout début de son adolescence (à douze ans) à prendre en cachette les œstrogènes qui avaient été prescrits à sa mère à la suite d’une panhystérectomie, c’est à dire d’une ablation complète de l’utérus et des ovaires. Selon ce deuxième récit, tout aurait commencé comme un jeu : d’abord, elle vole quelques cachets occasionnellement, puis falsifie les ordonnances médicales pour accéder à une prise régulière de Stilbestrol. Agnès a toujours désiré être une femme et, grâce aux œstrogènes de sa mère, elle commence à voir ses seins se développer tout en évitant les quelques signes non désirés de sa puberté, comme la pilosité du visage (Stoller,1968, 135). Ce deuxième récit nous permet de risquer une hypothèse en deux temps : Agnès vient questionner la théorie du pouvoir et de la subjectivation de Foucault mais aussi ébranler ou compléter certains axes argumentatifs de la théorie de l’identité performative de Judith Butler.

 

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Ce que l’agneau fait à Foucault
Genre versus sexe

 

Foucault désigne le passage d’une société souveraine à une société disciplinaire comme le déplacement d’une forme de pouvoir qui décide et ritualise la mort vers une nouvelle forme de  pouvoir calculant techniquement la vie en termes de population, de santé et d’intérêt national. Foucault appellera biopouvoir cette forme de pouvoir productive, diffuse et tentaculaire. Néanmoins deux questions soulignent la difficulté d’utiliser ce modèle dans le contexte sexo-politique postérieur à la deuxième guerre mondiale.

Deuxièmement, Foucault arrête sa généalogie de la sexualité au XXème siècle et, alors qu’il est question d’élaborer une analyse politique sur les pratiques et les identités sexuelles contemporaines, bien qu’il n’ait pas pu ignorer l’existence des mouvements féministes français et américains, et qu’il connaissait la sous-culture SM californienne et celle du FHAR en France, préfère forger une rétro-fiction à partir de la sexualité grecque qu’il utilise comme hypothèse programmatique pour la définition des nouvelles esthétiques de vie. En exhumant Herculine, il enterre Agnès. En ventriloquant une voix morte, il fait taire les cris des mouvements sexuels vivants. Il semble aujourd’hui surprenant que la définition des esthétiques de vie en termes de « technologies du soi » soit faite sans compter avec les technologies du corps (biotechnologie, et notamment chirurgie et endocrinologie…) et de la représentation (photographie, cinéma, télévision, cybernétique…) qui sont en pleine expansion pendant la deuxième moitié du XXème siècle. Foucault passe à côté d’un ensemble de transformations profondes de la sexualité qui se succèdent à partir de la deuxième guerre mondiale et qui, de mon point de vue, exige un troisième épistèmè, ni souverain ni disciplinaire, ni pré-moderne ni moderne, qui prend en considération l’impact des nouvelles technologies du corps, un épistèmè que j’appelle post-moneyiste en référence à la figure du docteur John Money, dont le pouvoir discursif sur la sexualité viendra remplacer celui de Krafft-Ebing et de Freud.

L’invention de la catégorie du genre constitue l’indice d’émergence de ce troisième régime de la sexualité. Loin d’être une création de l’agenda féministe des années 60, la catégorie du genre appartient au discours médical de la fin des années 40. Pendant la période de la guerre froide, les Etats-Unis d’Amérique investissent plus de dollars dans la recherche sur le sexe et la sexualité qu’aucun pays n’avait fait auparavant. Disons tout de suite que ce troisième modèle se caractérise non pas simplement par la transformation du sexe en objet de gestion politique de la vie mais surtout  par le fait que cette gestion est opérée à travers les nouvelles dynamiques du techno-capitalisme avancé. Rappelons-nous que les périodes de la seconde guerre mondiale et de l’après-guerre constituent un moment sans précédent de visibilité des femmes dans l’espace public mais également d’émergence des formes visibles d’homosexualité masculine dans l’armée américaine (Berubé, 1990). Le maccarthysme ajoute à la persécution patriotique du communisme la lutte contre l’homosexualité en tant que forme d’anti-nationalisme, ainsi que l’exaltation des valeurs familiales de la masculinité laborieuse et de la maternité domestique (D’Emilio, 1983). Des dizaines de centres de recherches sur la sexualité s’ouvrent dans tout le pays comme participant à un objectif national de santé publique. Au même moment,  les docteurs George Henry et Robert L. Dickinson entament une large étude quantitative sur la « déviation sexuelle » connue sous le nom de « Sex Variant » qui durera presque 20 ans (Terry, 1999, 178-218). C’est aussi le moment où Harry Benjamin met en place l’usage clinique des molécules hormonales, le moment de la première commercialisation des œstrogènes et de la progestérone obtenus à partir de juments (PremarinÒ) et puis synthétiquement (NorethindroneÒ) et bien sûr, le moment où John Money, chargé de la section pédopsychatrique de l’hôpital John Hopkins de New York, invente la notion de gender.

À la rigidité du sexe dans le discours médical du XIXème, Money va opposer la plasticité technologique du genre. Il utilise cette notion pour la première fois dans sa thèse doctorale de 1947 et la développe plus tard cliniquement avec Anke Ehrhardt, Joan et John Hampson pour parler de la possibilité de modifier hormonalement et chirurgicalement le sexe des enfants intersexuels nés avec des organes génitaux que la médecine considère comme indéterminés (Money, Hampson et Hampson, 1957, 333-6). Pour Money, le terme de genre désigne à la fois le « sexe psychologique » (selon la tradition d’Ulrich) et la possibilité d’utiliser la technologie pour modifier le corps selon un idéal régulateur pré-existant de ce qu’un corps humain (féminin ou masculin) doit être (Meyerowitz, 2002, 98-129). La notion de « gender » de Money est l’outil d’une rationalisation du vivant dont le corps n’est qu’un paramètre. Le genre est avant tout une notion nécessaire à l’apparition et au développement d’un ensemble de techniques de normalisation/transformation du vivant : la photographie des « déviants sexuels », l’identification cellulaire, l’analyse et la thérapie hormonales, la lecture chromosomique, la chirurgie transsexuelle et intersexuelle…

En se référant à la généalogie du discours anatomique effectuée par Thomas Laqueur, on peut affirmer que ce processus de production de la différence sexuelle par des techniques de représentation du corps était déjà amorcé au XVIIème siècle (Laqueur,1990) . À la fin du XIX siècle, bien avant l’apparition et le perfectionnement des techniques endocrinologiques et chirurgicales, la vérité du sexe est produite par une nouvelle technologie de la représentation, la photographie, dont les premiers usages seront la représentation anatomico-pathologique et la pornographie. Dix ans à peine après l’invention de la photographie, autour de 1876, le chirurgien américain Gurdon Buck utilise pour la première fois les codes photographiques de l’Avant-Après  pour illustrer la réussite de la nouvelle chirurgie plastique sur les corps blessés des soldats de la Guerre civile américaine (Sander Gilman, 2000, 37). Compte tenu de la précarité des techniques chirurgicales de cette époque, la représentation photographique assure l’effet de reconstruction. Cette photographie médicale naissante invente également un nouveau code de représentation réaliste, en rupture avec la tradition picturale du portrait, en déplaçant la représentation de la vérité du sujet du visage aux organes sexuels.

Prenons par exemple une des images récurrentes de la représentation des hermaphrodites et des invertis de cette époque : corps allongé, visage masqué, jambes ouvertes, et organes sexuels montrés à l’appareil photo par une main étrangère. L’image rend compte de son propre processus de production discursive. Elle partage les codes de représentation pornographique qui apparaissent à cette époque : la main du médecin qui en même temps occulte et montre les organes sexuels établit une relation de pouvoir entre l’objet et le sujet de la représentation. Le visage et plus concrètement les yeux du patient ont été barrés ; alors que la médecine voit en ce geste la protection de la privauté du malade, cet effacement révèle l’impossibilité pour le patient d’accéder à la représentation en tant qu’agent. L’anthropologue Susanne Kessler a montré que les protocoles mis en place par Money reposent sur des critères esthétiques identiques (la taille et la forme du pénis ou du clitoris) à ceux qui dominent la photographie médicale depuis le début du XXème siècle. Une légère différence : le processus de normalisation qui jusqu’à présent pouvait s’accomplir seulement par la représentation est maintenant inscrit dans la structure-même du vivant. Loin de la rigidité et de l’extériorité des techniques de normalisation du corps mises en œuvre dans les systèmes disciplinaires, les nouvelles techniques de genre de la période postmoneyiste sont flexibles, internes et assimilables.

Si le concept de genre introduit une rupture, c’est précisément parce qu’il constitue le premier moment réflexif de cette économie de construction du sexe. A partir de  là, il n’y a plus de retour en arrière. La médecine laisse apparaître ses fondations arbitraires, son caractère constructiviste, ouvrant par la même occasion la voie à de nouvelles formes de résistance et d’actions politiques. Le régime postmoneyiste de la sexualité ne peut fonctionner sans la circulation d’une énorme quantité de flux d’hormones, de flux de silicone, de flux textuels et de représentations, de techniques chirurgicales… en définitive, sans un trafic constant des bio-codes des genres. Dans cette économie politique du sexe, la normalisation et la différence dépendent du contrôle, de la réappropriation et de l’usage de ces flux du genre. Quand je parle ici de la rupture introduite par cette notion de genre, je ne fait pas référence au passage d’un modèle à l’autre provoquant une forme de discontinuité radicale. Il s’agit plutôt d’une superposition de strates dans lesquelles différentes techniques d’écriture du vivant se chevauchent et se réécrivent. Le corps ici n’est pas une matière passive mais une interface techno-organique, un système techno-vivant segmenté et territorialisé selon différents modèles (textuels, informatiques, biochimiques, etc) (Haraway, 2000, 162). Je donnerai seulement un exemple de cette juxtaposition de fictions somatiques dont nous sommes les objets. Dean Spader invite à réfléchir à la différence entre la définition de la rhinoplastie comme chirurgie esthétique et l’acception actuelle de la vaginoplastie et de la phalloplastie comme des opérations de changement de sexe (Dean Spader,2000). Alors que la première appartient à un régime de corporéité postmoneyiste où le nez est considéré comme propriété individuelle et objet du marché, les deuxièmes restent cantonnées à un régime pré-moderne et quasi-souverain de corporéité où le pénis et le vagin continuent d’être propriété de l’Etat. Agnès sera sensible à ces brèches et à ces vases communicants entre différentes strates, entre plusieurs systèmes de production du vivant : elle utilisera son corps comme zone de transcodage.

Agnès nous permet alors de relire l’Herculine de Foucault.  Par l’usage de la première personne, le récit d’Herculine révèle le caractère ouvert, poreux et perméable des techniques du sexe. Il n’y a pas saturation discursive de la subjectivité sexuelle : la subjectivité surgit comme un ver traversant les mailles d’un filet, tout à la fois creusant, ouvrant un couloir, dessinant une inscription, laissant une trace, tissant une trame qui vient re-codifier le discours préexistant. Herculine est condamnée à mort (ou plus précisément au suicide) mais pas parce qu’elle se situe à un point de rupture entre deux épistémè de la sexualité, comme si son corps était absorbé dans la brèche qui sépare deux fictions discordantes du soi(4). Herculine n’est pas un homme enfermé dans le corps d’une femme ni une femme enfermée dans le corps d’un homme. Elle est plutôt un corps enfermé entre les savoirs dominants sur le sexe et les savoirs mineurs des anormaux.

Son texte à la première personne déforme le tissu discursif, ouvrant un nouvel espace à l’énonciation politique et poétique de la subjectivité sexuelle. Elle est avant tout la productrice d’un nouveau savoir sur le sexe. Le texte d’Herculine aurait pu ouvrir l’insurrection des savoirs assujettis dont parle Foucault en 1976 à une seule condition : Herculine elle-même, et non Foucault, aurait dû le rendre public. Si Herculine meurt, ce n’est pas parce que son corps est saturé par les langages disciplinaires, mais plutôt parce qu’elle ne parvient pas à rendre collective l’énonciation de son propre discours sur la sexualité. Herculine parle une langue mineure qui ne peut à ce moment-là être entendue. Le langage privé d’Herculine n’est pas en mesure de surcoder les effets du savoir-pouvoir du discours médico-légal. Agnès est une sorte d’Herculine self designed dont la parole devient puissance politique, un corps qui devient une fiction somatique collective.

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Ce que l’agneau fait à Butler
Genre versus performance

Or le récit d’Agnès n’a pas seulement pour effet de déplacer certains termes de la théorie de la subjectivation de Foucault, mais elle atteint aussi la définition du genre comme performance popularisée par la théorie queer. On se souvient que le retour réflexif initié par les auteurs queer sur les théories féministes de la deuxième vague a pris la forme d’une inflexion performative dans l’analyse de l’identité sexuelle. Des auteurs comme Butler, Sedgwick et Halberstam ont utilisé les notions de performance et performativité comme principes  extérieurs au féminisme pour dénaturaliser la différence sexuelle.

Comment cette notion de performance, d’abord associée à l’analyse théâtrale ou à la crise des pratiques esthétiques au XXème siècle, est-elle arrivée dans les sciences sociales et plus concrètement dans le langage du féminisme ? Je ne peux pas faire ici une généalogie du concept de performance dans le féminisme et la théorie queer, mais me limiterai à rappeler que cette notion trouve ses antécédents discursifs en 1929 dans un texte de la psychanalyste Joan Riviere. Dans « La Féminité comme mascarade », Joan Riviere définit pour la première fois la féminité comme un artifice, une théâtralisation, une parodie, une fiction, un effet de surface ou un masque. Certaines « femmes intermédiaires » (c’est ainsi qu’elle appelle les femmes qui se placent entre l’hétérosexualité et l’homosexualité) utilisent le masque, dit-elle, pour cacher leur possible masculinité. Mais quelle est cette masculinité qui se cache derrière le masque de la féminité ? Dans les années 20, cette masculinité, selon l’analyse de Riviere, n’est autre que la capacité des femmes à utiliser la parole dans l’espace public et à mener à bien des activités professionnelles et politiques (Riviere, 129, 303-313). Quand Riviere parle de la féminité comme masque derrière lequel les femmes cachent leur masculinité, elle pense à un artifice de dissimulation que les femmes utilisent pour éviter, dit-elle, « les châtiments auxquels les hommes pourraient les soumettre pour avoir fait un usage public du langage » (Rivière, 1929, 305). L’hypothèse de Riviere, qui s’éloigne de toute étiologie psychologique ou familiale en avançant un argument politique pour expliquer la féminité, a été immédiatement refusée par la psychanalyse institutionnelle et ne sera récupérée que dans les années 80 par le féminisme constructiviste. Judith Butler, dans son classique Gender Trouble, reprend cette notion de masque pour analyser la production de la féminité, non pas chez la femme intermédiaire de Riviere mais dans la performance drag queen, c’est-à-dire celle d’un bio-homme qui « performe », souvent de manière hyperbolique, la féminité (Butler, 1990, 174-179).

En fait, l’argumentation de la théorie de Butler repose en grande partie sur l’efficacité avec laquelle la performance de la drag queen lui a permis de dévoiler le caractère imitatif du genre. On pourrait dire que la conception butlérienne de l'identité sexuelle performative est le résultat d’une lecture croisée de la performance de la drag queen, qui emprunte en même temps à l'analyse de Foucault sur la formation des subjectivités par des régimes discursifs disciplinaires, et à l'analyse de Derrida sur la force performative du langage. Butler va montrer la production performative du lien soi-disant « naturel » entre sexe biologique et identité de genre à partir de l'analyse des pratiques de « female impersonation » (imitation de la féminité) exposées par l'anthropologue Esther Newton dans Mother Camp (1972), et plus tard des cas de performance drag queen qu'on trouve dans le film de Jeannie Livingston Paris is Burning (1991). Butler s'intéresse à la dissociation entre sexe et genre dans les pratiques drag queen, c’est-à-dire à l'espace ouvert entre sexe défini comme masculin et performance de la féminité. Parce que la drag queenoccupe cet espace paradoxal qui se situe entre le sexe anatomique et le genre joué, elle fait apparaître l'imitation, la re-citation des codes de signification du genre comme des mécanismes de production de la vérité du sexe : « En imitant un genre, dit Butler, la drag queen révèle implicitement la structure imitative du genre en lui-même, ainsi que sa contingence. » (Butler, 1990, 175) Pour Butler, la performance drag queen est subversive parce qu’elle dénaturalise le lien normatif entre sexe et genre et laisse apparaître les mécanismes culturels qui produisent la cohérence de l’identité hétérosexuelle. Quand, dans ce premier temps de son analyse, Butler définit le genre comme performatif, elle implique qu'il n'a pas de statut ontologique en-dehors des différentes répétitions théâtrales qui constituent sa réalité. Ainsi, la performance de la drag queen va permettre à Butler de conclure que « l’identité originale à partir de laquelle le genre se construit est une imitation sans original » (Butler, 1990, 175) dans laquelle les positions de genre (masculines et féminines) qu’on croit naturelles sont le résultat de performances soumises à des régulations, des itérations et des sanctions constantes.

Dans un deuxième processus argumentatif qui s'affirme de plus en plus à partir de la publication de Bodies That Matter, Butler essaie de redéfinir la performance théâtrale en termes de performativité linguistique (Austin relu par Derrida). Elle en conclut que les énoncés de genre, ceux qui sont prononcés au moment de la naissance comme « c'est une fille », « c'est un garçon », mais aussi les injures homophobes comme « sale pédé », « sale gouine » ne sont pas des énoncés descriptifs mais plutôt performatifs, c'est-à-dire « des invocations ou des citations ritualisées de la loi hétérosexuelle » (Butler, 1993, 231-42).

Que se passe-t-il si on confronte cette notion de performance du genre ou même la notion  plus sophistiquée de l’identité performative au récit d’Agnès ? En effet, il est dans une certaine mesure de lire le processus de subjectivation d’Agnès comme une instance de resignification et de réappropriation performative. Au moment où elle rencontre les docteurs Stoller et Garfinkel, il est possible qu’Agnès connaisse déjà quelques narrations autobiographiques de transsexuels. Elle commence la prise de Stilbestrol en 1952. Cette même année se répand dans les journaux américains l’histoire du changement de sexe de Jorgensen sous le titre « Le soldat américain transformé en blonde » (Jorgensen, 1967, 83) ainsi que celle de Roberta Cowell, grâce à qui le docteur américain Gillie développe et homologue sa technique de vaginoplastie. La biographie romanesque de Lili Elbe, Man into woman, publiée en 1932 et considérée à l’époque comme un cas d’hermaphrodisme, sera rééditée aux Etats-Unis en 1953, suite au succès médiatique de l’histoire de Jorgensen (Hoyer, 1953). La même année, plusieurs romans, proches du genre autobiographique, explorent le processus du « changement de sexe » qui apparaît comme le seul scénario susceptible de situer et de résoudre l’intrigue à l’intérieur du corps-même du protagoniste. Apparaît ainsi un nouveau genre de biographie transsexuelle romanesque, dans la tradition gothique de la mutation monstrueuse (histoires de vampires, loup-garous, etc),  où le personnage principal, dédoublé, divisé entre anatomie et image de soi, finit pour s’offrir à la recherche scientifique.  Tous ces récits partagent une même rhétorique : le changement de sexe y apparaît comme la réponse à une incongruité physiologique ou morphologique. Ici, la transsexualité est simplement la solution médicale à une condition intersexuelle, et jamais une décision (psychologique ou politique) autonome de transformation de soi et du corps.

Ce qu’Agnès paraît avoir appris de la prolifération médiatique des discours sur la sexualité est que l’identité de genre opère comme un script, une narration, une fiction performative dont le corps est en même temps le scénario et le personnage principal. Agnès omet stratégiquement certaines histoires dans son premier récit face à Stoller et Garfinkel. Par exemple, elle évite de mentionner ses pratiques de masturbation avec son pénis, ainsi que les pratiques de pénétration anale avec son copain Bill. Sa narration, adhérant à la construction médiatique de la transsexualité à cette époque, insiste au contraire sur les tropes qui relèvent du scénario du diagnostic intersexuel : sa sensibilité et son amour pour la nature, un bon goût inné lorsqu’elle s’habille en femme qui la distinguerait des travestis et transsexuels, « l’insensibilité sexuelle » de son pénis…

Agnès accomplit un processus de réappropriation des techniques performatives de production d’identité sexuelle précisément au moment où les notions de genre, d’intersexualité et de transsexualité sont mises en circulation par le discours médical et les médias. Elle initie un trafic des fictions dans lequel certains énoncés du genre sont dérobés à l’autorité du discours médical pour être utilisés par un nouveau sujet de connaissance qui maintenant revendique sa position d’expert. Ce qui m’intéresse ici n’est pas tellement la possible « mimesis déviée » ou “flawed mimesis”, (la relation entre répétition et désobéissance mise en relief par Hommi Bhabha dans l’analyse du rapport du colonisé au discours colonial), d’Agnès par rapport au discours médical, (Bhabha,1994,86-88)(3). Ce qui m’intéresse, c’est la production organique d’une subjectivité politique trans self designed. Agnès agit comme le modest witness (témoin modeste) de Haraway : elle utilise son corps comme zone de transcodage des techniques et des savoirs sur le sexe (Haraway, 1998). Ensuite s’ouvre la voie de la production de savoirs et de l’activisme trans : Kate Bornstein, Riki Anne Wilchins ou encore Del Lagrace Volcano, 30 ans plus tard, refusent les techniques de rééducation de la voix, affirment ouvertement leur position de translesbienne ou de transféministe ou encore déclarent ne vouloir appartenir à aucun des deux sexes.
 
Bien que l’analyse performative butlerienne ait été et continue d’être extrêmement fructueuse aussi bien en ce qui concerne la production de stratégies politiques d'auto-nomination (coming out, stratégies post-identitaires, etc.) que les opérations de re-signification et de réappropriation de l'injure, elle semble néanmoins insuffisante à rendre compte du processus d’Agnès. Autant elle donne des résultats efficaces pour la compréhension de l’identité dans sa prolifération discursive (spécialement textuelle et linguistique), autant elle bute quand il s’agit d’expliquer la modification de la structure du vivant à l’oeuvre dans nos sociétés post-moneyistes.

L’analyse performative de l’identité vient clore un cycle de réduction de l'identité à un effet du discours qui ignore les technologies d'incorporation spécifiques en œuvre dans les différentes inscriptions performatives de l'identité. La notion de performance de genre et plus encore celle d'identité performative ne permettent pas de prendre en compte les processus biotechnologiques qui font que certaines performances « passent » pour naturelles alors que ce n'est pas le cas pour d'autres. Le genre n’est pas seulement un effet performatif, il est surtout un processus d’incorporation prothétique.

Le récit d’Agnès n’a de sens qu’à travers l’analyse des processus biotechnologiques d’inscription corporelle qui permettront à son imitation de l’intersexualité de passer pour naturelle. Il ne s’agit pas simplement de signaler le caractère construit du genre mais plutôt de réclamer la possibilité d’intervenir dans cette construction au point de créer des formes de représentations somatiques qui se feront passer pour naturelles. Néanmoins, ce déplacement que j’entreprends avec Agnès ne doit pas être interprété comme une rupture vis-à-vis du cadre d’analyse butlerien, mais plutôt comme un apport à ce que Butler nomme elle même, sans donner pour autant plus de détails, une « considération scénographique et topographique de la construction » du sexe (Butler, 1993, 28). Dorénavant, et en suivant Teresa de Lauretis, je parlerai plutôt des « technologies du genre » comme un circuit complexe des corps, des techniques et des signes qui ne comprennent pas simplement des techniques performatives, mais aussi des techniques biotechnologiques, cinématographiques, cybernetiques, etc. (De Lauretis, 1987)

Agnès défie la logique de l’imitation selon laquelle une transsexuelle est un homme bio qui imite une femme. Elle fait subir un tour de force à la relation que Riviere établit entre masque et féminité et que Butler installe entre drag queen et féminité, entre copie et original, artifice et nature, irrévérence et sérieux, forme et fond, extravagance et discrétion, ornement et structure. Un devenir-trans qui ne se contente pas de passer par la ressemblance, auquel la ressemblance ferait plutôt obstacle. Agnès n’imite pas une femme ni ne prétend se faire passer pour telle grâce à une performance plus ou moins stylisée. Au contraire, c’est par la gestion et l’usage dissidents des œstrogènes et la production d’une narration spécifique qu’Agnès se fait passer physiologiquement pour un hermaphrodite et peut ainsi accéder aux traitements de réassignation des sexes sans passer par les protocoles psychiatriques et légaux de la transsexualité.

Ce que critique Agnès par sa consommation cachée d’œstrogènes, ce n’est ni la masculinité ni la féminité en elles-mêmes mais plutôt (dans un deuxième degré de compréhension de la complexité des technologies de genre) l’appareil même de production de la vérité du sexe. Si le camp, émergeant de la culture drag et du travestissement, a été défini par Susanne Sontag comme la critique de l’original par le processus de production du double, de la copie ou de la contre-façon (Sontag, 1964), il est alors possible de dire qu’Agnès pousse la notion du camp jusqu'à sa limite pour la rendre obsolète. Si, dans le camp, l’esthétique supplante la morale et le théâtre supplante la vie, dans le cas d’Agnès, la technique somatique revient pour supplanter l’esthétique et la vie revient pour supplanter le théâtre.

Agnès est une bio-dragpour qui le corps-même est le processus d’imitation, balayant ainsi les oppositions de la métaphysique traditionnelle qui ont posé tant de problèmes dans la théorie performative de Butler : oppositions entre façade et intérieur, entre performance et anatomie, entre corps et esprit, génétique et identité. Agnès est un artefact culturel à consistance organique, une fiction dont les signifiants sont somatiques.

Entre Agnès et sa mère, il n’y a pas filiation génétique mais alliance pharmaceutique. Agnès hérite des œstrogènes de sa mère. Par une curieuse ascendance, les testicules d’Agnès se mettent à produire l’œstrogène de sa mère. Elles sont entrées toutes les deux dans un processus de réversibilité et de mutation, comme si elles avaient signé un contrat hormonal secret : le même dosage, la même régularité dans les prises. Il n’est pas ici question d’imitation mais de reproduction hormonalement assistée. Si l’on accepte qu’Agnès est un cyborg, une bio-drag, alors il faudrait dire que sa mère, dépendante de l’ingestion apparemment parfois chaotique d’une technique hormonale de substitution, et la bio-femme américaine modèle, qui consomme la pilule contraceptive depuis l’adolescence, le sont aussi. En avalant ces inoffensives pilules, toutes deux sont habitées par des fictions biotechnologiques de l’identité. La différence se situe en ceci : alors qu’Agnès semble se réapproprier des techniques de subjectivation et de genderisation de son corps, la bio-femme américaine engloutit inconsciemment ces techniques comme s’il s’agissait de compléments « naturels » de sa féminité. 

A partir des années 50, la construction de la féminité est dans tous les cas un processus de travestissement somatique ou de biodrag similaire à celui qu’Agnès a mis en place. Les seins, dont le poids et la consistance prennent maintenant une importance nouvelle, deviennent un centre somatique de production du genre. Ils apparaissent comme le siège de nouvelles pathologies comme l’hypomastia (petits seins) ou le cancer du sein, dont les cas augmentent de façon exponentielle, qui apparaissent en même temps que les techniques de mastectomie et de reconstruction avec des implants synthétiques (Haiken, 1997). De leur augmentation jusqu'à leur reconstruction, les seins du 20ème siècle fonctionnent avant tout comme des prothèses.

Dès le début du 20ème siècle, les nouveaux matériaux synthétiques, les structures quasi architecturales, et les techniques de montage passent dans le domaine de la transformation corporelle. La paraffine est l’une des premières substances utilisée pour la construction de ce que l’on appelle « islands flaps » c’est-à-dire des enveloppes à rabat pour les implants de seins mais aussi pour les testicules de soldat, ou pour le traitement du « nez syphilitique ». Dans les années 20, on lui substitue la gomme arabique, puis le caoutchouc, la cellulose, le marfil et différents métaux... En 1949, l’Ivalon, un dérivé de l’alcool polyvinylique, est inventé pour le premier implant mammaire par injection sous-cutanée. Les premières destinataires de ces implants rudimentaires seront les travailleuses sexuelles japonaises de l’immédiat après-guerre, et de la guerre froide, dont les corps seront standardisés selon les critères de consommation hétérosexuels des armées américaines (Yalom, 1997, 236-8). Les corps qui n’ont pas été déformés par des radiations de plutonium le seront maintenant par des polymères de polysiloxane. La mutation des corps se poursuit à l’échelle globale. A partir de 1953, c’est la silicone pure qui devient leader de la production des implants prothétiques. Peu après, le premier tube standardisé de gel de silicone est introduit par Dow Corning Corporation. Son utilisation, malgré sa toxicité avérée, perdurera jusqu’au début des années 90.

Mais la dimension bio-drag ou le camp somatique ne viennent pas seulement de l’utilisation de matières synthétiques pour la reconstruction d’une normalité corporelle supposée naturelle. En fait, l’une des premières techniques de reconstruction du sein apparaît à la fin du 19ème siècle, quand le docteur Vinzent Czerny décide de récupérer la masse d’un lipome en forme de bosse sur le dos d’une de ses patientes pour compenser une mastectomie par un auto-transplant (Gilman, 1999, 249). Quelques années plus tard se développent les auto-transplants de graisses corporelles pour les liftings ou pour les reconstructions.

Par conséquent, il ne s’agit pas ici d’évaluer le passage de l’organique à l’inorganique mais plutôt de signaler l’apparition d’un nouveau modèle de corporéité : les nouvelles techniques ne sont plus fidèles à une taxonomie organique classique selon laquelle à chaque organe et à chaque tissu correspondent un unique emplacement, une seule et unique fonction. Loin de respecter une totalité formelle ou matérielle du corps, l’ingénierie des tissus et des techniques prothétiques combine des modes de représentation issus du cinéma et de l’architecture comme le montage ou le modeling en trois dimensions. La nouvelle chirurgie comme technologie de la sexualité postmoneyiste est un processus de construction tectonique par lequel les organes, les tissus, les fluides et les molécules sont transformés en matières premières avec lesquelles on fabrique  une nouvelle apparence de nature.

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Avant de conclure, j’aimerais m’arrêter un instant sur les techniques endocrinologiques qui hantent l’espace domestique d’Agnès. D’abord parce que les méthodes de traitement de la panhystérectomie utilisées par sa mère sont les mêmes que celles auxquelles Gladys Bentley a recours dans les années 50 pour échapper aux effets de la performance de la masculinité. Un détour par Gladys Bentley nous permettra de reconsidérer les dimensions performatives de l’incorporation prothétique de genre.

Gladys Bentley est connue comme l’un des premiers drag king, c’est-à-dire une professionnelle de la performance de la masculinité dans le « Harlem Renaissance » des années 20-30 (Serlin, 2004, 111-158). En 1952, Bentley, lesbienne, afro-américaine et ouvertement masculine, profitant du succès des nouvelles thérapies hormonales, commence un traitement d’œstrogènes (avec du Stilbestrol) pour tenter un processus de re-féminisation au début de sa ménopause. En recourant à la médecine endocrinologique, elle cherche, comme l’a bien signalé David Serlin, à entamer un processus de réhabilitation sociale, pas simplement de genre mais aussi raciale (Serlin, 2004,  144-5). Quelques mois après le début de son traitement, elle accorde un entretien à la revue Ebony dans lequel elle déclare : « je suis devenue à nouveau une femme ». Ce qui est intéressant dans le cas de Bentley, c’est que la thérapie hormonale vient précisément bloquer les effets de la répétition de la performance de la masculinité. Comme si un excès de masculinité performative pouvait seulement être compensé par une biotechnologie. C’est grâce à cette fiction somatique que Gladys semble pouvoir revenir à la performance de la féminité : abandonner l’espace public et théâtral pour revenir à l’espace domestique.

Deuxièmement, la bio-femme hétéro américaine est autant cyborg qu’Agnès puisqu’elle ingurgite méthodiquement la pilule, sans doute la technique biodrag la plus puissante de la deuxième moitié du 20ème siècle. La pilule est contemporaine de l’apparition de la notion de genre : le premier anticonceptif a été inventé, presque par erreur, par Carl Djerassi et les laboratoires Searle en 1951 sous la forme de norethindrone, une forme synthétique et assimilable par voie orale de la molécule de progestérone active. Elle a d’abord été testée à l’occasion d’une campagne de recherches sur les techniques d’aide à la procréation dans les cas de stérilité de familles blanches catholiques. Puis elle a été testée sur l’île de Porto Rico comme méthode de contrôle de la natalité parmi la population locale de couleur, mais aussi sur plusieurs groupes de patients, féminins au Worcester State Hospital, et masculins à la prison d’Etat de l’Orégon, entre 1956 et 1957, lors de recherches sur la contrôle de la libido ou encore pour le « traitement de l’homosexualité » (Tone, 2001, 220). La pilule n’est pas seulement une méthode de contrôle de la reproduction, elle est aussi une méthode de production et de purification ethnique, une technique eugénique de contrôle de l’espèce (Roberts, 1997).

Plus biodrag encore. La pilule est également une technique de production du genre : alors qu’elle était efficace à 99,9 %, la première pilule fut refusée par l’Institut de santé nord-américain car elle supprimait complètement les règles et mettait en question la féminité des futures femmes d’Amerique. Pour cette raison, une seconde pilule a été inventée, tout aussi efficace, dont la seule et unique différence était de reproduire le rythme des cycles naturels. Alors qu’Agnès s’est construite consciemment comme hermaphrodite grâce aux œstrogènes d’une thérapie anti-ménopause, ses bio-compatriotes contribuaient à la construction de la fiction somatique des jeunes femmes blanches féminines et fertiles de l’Amérique du Nord.

Le processus de féminisation d’Agnès, et par extension celui de sa mère et de ses bio-compatriotes, démontrent que les hormones sont des fictions biopolitiques, des fictions qui peuvent être ingurgitées, digérées, incorporées, des artefacts biopolitiques qui créent des formations corporelles s’intégrant à des organismes politiques plus larges, tels les institutions médico-légales et les Etats-Nations. Ces artefacts biopolitiques secrètent des narrations qui peuvent être citées, récitées et évidemment mal-citées. S’il est possible de dire que chaque hormone, en tant que fiction politique, est sujette aux possibles échecs performatifs et par conséquent aux processus incessants de citations décontextualisées, le corps d’Agnès nous rappelle que ces invocations du genre, ces interpellations normatives ne sont pas de simples processus discursifs. Ces citations mobilisent des flux, déclenchent des processus de modification cellulaire et de croissance capillaire, provoquent des changements de voix, ou encore fonctionnent comme de véritables générateurs d’affects. Le corps d’Agnès n’est ni la matière passive sur laquelle opèrent un ensemble de techniques biopolitiques de normalisation du sexe, ni l’effet performatif d’une série de discours sur l’identité. Le techno-corps d’Agnès, véritable monstre sexuel glamour self-designed, est le produit de la réappropriation et de l’agencement collectif des technologies de genre pour produire de nouvelles formes de subjectivation.

Pour conclure, la seule chose qui me reste à faire est de vous inviter à pratiquer quelques exercices d’activisme biopolitique. Inspirez-vous d’Agnès.

 


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(1)« Agnès, la femme normale et naturelle »

(2) Garfinkel se réfère ici au controversé test du Barr utilisé pour établir la féminité des athlètes participants aux jeux olympiques à partir de 1966, sera fortement contesté par les athlètes transsexuelles femmes comme Renné Richards, qui refusent ce diagnostic sportif du sexe à travers l’analyse chromosomique. Le test se révèle par la suite comme non fiable.

 

(3)Je remercie Elsa Dorlin pour sa lecture d’Herculine qui m’a conduite à assouplir certains de mes propos originaux.

(4) Je n’essaie pas d’établir ici une généalogie politique ou une mythologie dans laquelle Agnès jouerait le rôle d’une star. La relation d’Agnès au discours médical a déjà été critiquée par de nombreux activistes transgenres, comme Dean Spader, pour qui la loyale répétition par Agnès des scénarios médicaux est la condition de la possibilité pour elle d’obtenir une vaginoplastie. Voir Spader, 2000.

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